AFP, publié le mercredi 5 octobre 2022 sur 22h48.
« Des choses folles », c’est ainsi que Carolyn Bertozzi, tout juste récompensée d’un prix Nobel, qualifie ce à quoi elle a consacré sa carrière. « Faire de la chimie dans les cellules et les humains. »
A l’origine, ce professeur de Stanford, en Californie, cherchait juste à observer le développement de certaines molécules à la surface des cellules cancéreuses. Aujourd’hui, grâce à ses découvertes, au moins deux entreprises – dont une qu’elle a co-fondée – développent des traitements innovants contre le cancer.
Mais le champ d’application permis par son invention est impressionnant : délivrer un agent de manière ultra-précise, identifier des cibles médicamenteuses dans l’organisme, visualiser certaines bactéries…
« La plupart d’entre eux, je ne les aurais jamais imaginés en 1997 », lors de son tout premier projet, a-t-elle confié à l’AFP.
Mais c’est à l’ampleur de cette découverte, baptisée chimie bioorthogonale, que le comité du prix Nobel a rendu hommage mercredi en faisant d’elle la huitième femme couronnée du prix de chimie, âgée d’à peine 55 ans.
Sa passion pour la chimie organique lui est venue lors d’un cursus à Harvard, lorsqu’elle a commencé ses études de médecine. Le matériau a la réputation d’être difficile, voire impénétrable. Mais grâce à un « professeur extraordinaire » qui dit-elle sans hésiter « a changé(s) la vie », elle « tombe amoureuse de la matière ».
« J’ai dit, on oublie la médecine, je vais être chimiste », raconte celui dont la sœur est professeur de mathématiques appliquées et dont le père est professeur de physique à la retraite.
Arrivée à l’UC Berkeley à la fin de ses études, elle souhaite s’intéresser de plus près aux glycanes : des glucides situés à la surface des cellules, qui « changent structurellement » lorsqu’ils deviennent cancéreux.
Mais à l’époque « il n’y avait aucun moyen de visualiser ces glucides », par exemple au microscope, explique Carolyn Bertozzi.
Son idée : utiliser deux substances chimiques qui s’emboîtent parfaitement, comme des Legos.
Le premier lego est introduit dans la cellule via un sucre. Une fois métabolisé, ce lego est placé à l’extrémité du glycane, à la surface de la cellule. Le deuxième lego est ensuite injecté dans le corps et est équipé d’une molécule fluorescente. Les deux Lego s’emboîtent, et le tour est joué : les fameux glucides se voient au microscope.
Cette technique s’inspire de la « chimie du clic » développée séparément par le Danois Morten Meldal et l’Américain Barry Sharpless – lui aussi récompensé mercredi par le Nobel.
Mais ensuite, ils utilisent du cuivre, qui est toxique pour le corps. L’exploit de Carolyn Bertozzi est d’avoir rendu cette réaction possible dans le corps humain, sans cuivre.
Autre tour de force : ces Lego ne s’emboîtent avec aucun des « millions d’autres jouets très similaires » que l’on trouve dans le corps, explique le chercheur pédagogique.
C’est pourquoi elle baptise cette chimie « bioorthogonale », ce qui signifie : qui n’interagit pas avec le vivant.
Perfectionner la technique lui a pris 10 ans.
Grâce à cette percée, Carolyn Bertozzi peut maintenant mieux comprendre le processus à l’œuvre lorsqu’un cancer se développe.
« Ces glucides à la surface de la cellule cancéreuse sont capables de cacher la cellule malade aux yeux du système immunitaire, de la rendre invisible. Votre corps ne peut donc pas la combattre, car il ne peut pas la voir », explique-t-elle. …
Ce constat est à l’origine du développement d’un médicament qui en est actuellement à la première phase des essais cliniques, et qui fonctionne « comme une tondeuse », dit-elle très sérieusement.
Le premier lego se colle à la cellule cancéreuse, et le second, qui s’y colle, est équipé d’une enzyme qui « coupe les glucides comme si c’était de l’herbe », dit-elle en souriant.
Une autre entreprise cherche à utiliser la technique pour mieux cibler l’administration du traitement. Un premier lego est injecté dans la tumeur, puis un second, qui transporte le médicament, s’y attache puis en libère une dose importante, juste au bon endroit.
Cela doit permettre au médecin de « traiter la tumeur sans exposer tout le corps à un produit toxique », s’est félicitée Carolyn Bertozzi lors d’une conférence de presse. Des études cliniques sont également en cours.
Quel avenir pour ces découvertes ?
« J’espère un impact sur la santé humaine », répond-elle. « Mais ceux qui décideront cela plus que moi, ce sont mes élèves », confie celle qui en a vu passer 250 – qui se sont tous précipités mercredi pour remplir sa boîte aux lettres de messages de félicitations.
« C’est le cycle de la science. Être guidé, puis guider ensuite », souligne-t-elle. Et « le mentorat d’étudiants vous donne l’opportunité d’amplifier l’impact de vos découvertes scientifiques ».