Le métaverse ou l’embellissement stratégique des perceptions

Il y a de mauvaises surprises. Cela, par exemple, en voyant son livre cité par le directeur d’une société de conseil et le vice-président d’un géant de l’informatique, au sommet d’une plateforme censée mettre en garde les bons citoyens contre les dangers du métaverse. La pensée d’une marchandise avoue sa misère : nos plus grands dirigeants en sont réduits à piller leurs ennemis, si bas soient-ils.

Ma petite phrase leur sert d’apéritif et donne un air de sérieux à leur appel. Nous attirons le lecteur, nous confirmons la radicalité du problème que nous affaiblissons, de paragraphe en paragraphe. Après avoir prétendu être ouverts aux dangers de ce monde virtuel, les auteurs du forum proposent une solution à chaque problème : il suffirait aux États et aux entreprises de « mesurer les conséquences de leurs choix », de fixer « les bonnes limites et de contenir « effets indésirables » le métaverse par le juste équilibre entre

« régulation des usages et éducation des citoyens ».

Le poison n’est pas encore là que nous discutons déjà des doses. Ce renversement est dû au fait que ces personnes veulent avoir leur part à jouer dans cet enfer cybernétique. Ils jouent le désaccord réaliste pour mieux désarmer les critiques. Ils défendent leur part et rêvent, comme notre président, d’un métavers européen et pourquoi pas.

Le fait que ce métaverse puisse être plus démocratique, « résidentiel pour tous et respectueux de l’environnement », en un mot débarrassé des travers de ses concurrents nord-américains et chinois, est une illusion pure et simple. Le pouvoir cadrera le métaverse comme il cadre actuellement le réchauffement climatique et les catastrophes causées aux vivants. La course vers le bas de notre société ne sera ralentie par aucune réforme, numérique ou non. Vous pouvez également construire des murs sous-marins pour contenir la montée des eaux.

La question n’est alors pas la question de « l’utilisation » du métavers, mais de son existence. L’admettre complètement et simplement, c’est déjà prendre votre parti. Anticiper la façon dont les gens vont s’emparer de cet objet, argumenter a priori comment le métavers va être peuplé, c’est évacuer la question de sa valeur et de son sens. C’est faire de son existence une nécessité. Cependant, le métaverse, en tant qu’évolution du réseau Internet et non en tant que simple jeu vidéo comme Second Life, n’existe encore qu’en tant que projet.

Cependant, tout est fait pour que la réalisation du métaverse semble inévitable et souhaitable. Pour justifier leur enthousiasme, ses supporters nous promettent une communication intensifiée, du lien social renforcé, des simulations qui permettent un apprentissage ludique, une créativité sans limite, etc. La dimension esthétique de l’appareil semble être son principal argument. Internet permet déjà les télécommunications et la visioconférence ; jeux vidéo, dépaysement virtuel. Le métaverse offre une combinaison des deux. Au sein du simulacre, les rencontres les plus ennuyeuses prendront des airs de match.

Grâce à la réalité virtuelle, le participant sera immergé dans tout un jeu vidéo. Grâce à la réalité augmentée, ce jeu vidéo va inonder l’écran, contaminant notre perception de la réalité au point de ne faire qu’un avec elle. Leur connexion semble remplir les promesses de l’imagination.

Freud définit l’imagination comme une activité mentale libérée des exigences de la réalité, subordonnée au seul principe de plaisir, « qui commence dans un jeu d’enfant et se poursuit plus tard comme un rêve éveillé, se libérant de la dépendance aux objets réels ». l’affranchissement du principe de réalité, la fantaisie régnera ici, ainsi que le miracle, car dans la réalité virtuelle toute contradiction avec la réalité peut être prévenue et dans la réalité étendue, le moindre geste peut acquérir une signification magique, être embelli et élargi par le simulacre.

Mais cet imaginaire n’est pas aussi libre qu’il y paraît, dans la mesure où il est objectif. Ce n’est plus un produit de la conscience onirique, c’est un fantasme informatisé qui comprend une procédure à suivre pour en profiter. C’est ici que l’échange, propre aux jeux vidéo, entre liberté simulée contre servitude réelle se retrouve à une tout autre échelle.

La combinaison de l’interface et de la réalité permettra d’étendre la quantification de nos actions, et avec elle la rationalisation des comportements. Greffé à notre vision, le programme métavers va récupérer les données de nos moindres actions et gestes. Le participant s’auto-évaluera constamment, enfermé dans des boucles de rétroaction. Il ajustera son comportement pour élever ou abaisser l’état dans lequel sa vie est devenue. L’accès à l’informatique merveilleuse sera donc de l’argent : il s’agira d’aligner toute activité humaine sur un processus de valorisation économique. Ce processus, déjà engagé avec les smartphones et leurs applications, a de beaux jours devant lui.

Enfin c’est une certaine interprétation du monde – qui est le fétichisme de la marchandise – apparaissant d’autant plus objective qu’elle apparaîtra comme issue de la réalité elle-même, qui remplacera le monde. Cette idéologie matérielle, interposée entre les choses et nous, conduira à une terrible réduction du champ des possibles. Elle fera respecter ce rapport unique au monde, paré des attraits de l’émerveillement. Célébrant un mariage rajeunissant et un réenchantement, la décoration promise par le métaverse est une décoration stratégique, qui ne sera plus l’objet des quartiers pauvres de Paris, mais nos propres perceptions.

Les tenants du métaverse souhaitent donc, consciemment ou non, que l’utopie disciplinaire du jeu vidéo soit transposée dans la vie ; que la société capitaliste est un programme qui ne peut être contredit ; l’individu, un avatar possédant quelques fonctions autorisées, et donc un comportement prévisible ; le monde sensoriel, simple support d’interactions forcées, en même temps qu’un lieu lointain que l’on considère comme son métier. Avec l’espoir que la terrible réduction de l’être humain aux limites du programme s’accompagnera du même sentiment de toute-puissance, porté par l’élimination des limites de soi, en s’unissant à la logique du monde.

Cette entreprise de destruction d’objets contribue également à la destruction de la nature : le métaverse comprend un certain nombre d’infrastructures nuisibles, une nouvelle génération du réseau téléphonique, de nouveaux centres de stockage de données, etc. Mais son travail se poursuit, car le métaverse promet de remplir deux fonctions économiques majeures : ouvrir de nouveaux marchés grâce à la duplication virtuelle des biens mobiliers et immobiliers ; et étendre la capture du travail humain par le biais de l’informatique, ainsi que sa conversion en données. Le métavers est la tentative désespérée du capitalisme de surmonter ses contradictions internes.

Tout se passe comme si la marchandise, qui rencontre les limites de ce monde, prétendait en construire un autre où sa logique se développerait sans résistance. Le métavers, c’est l’autonomie du capital qui, non content d’être visible, prétend désormais se rendre habitable. Alors qu’Instagram nous présente une fausse image du monde qui contamine la réalité en une seconde, avec le métavers, la réflexion s’enrichit au point de devenir un monde à part, apparaissant comme la réalité suprême Il ne s’agira plus seulement de considérer ce monde factice, mais d’y vivre.

Le métavers joue exactement le rôle, à l’échelle sociétale, des hallucinations chez les malades mentaux. Quand la réalité contredit trop fortement le délire, le délire remodèle ses contours pour la conscience, la plongeant dans un univers cohérent avec sa pathologie. La folie proclame que la réalité est fausse, et remplace une version dégradée qui prouve qu’elle a raison. De même, une société aussi dépendante de la finance et de la spéculation doit se convaincre qu’elle a encore un avenir, quels que soient les dénis (incendies, inondations, épidémies, etc.) auxquels le monde lui est désormais très opposé chaque jour.

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