Réseaux sociaux, applis de rencontres, télétravail, plateformes de streaming, intelligence artificielle… Tous les domaines de notre quotidien sont envahis par le numérique. La crise du Covid et les périodes de confinement ont accéléré cette révolution numérique, pour le meilleur et pour le pire. Dans l’ouvrage « Homo numericus. The Coming Civilization » (éditions Albin Michel), l’économiste Daniel Cohen analyse cette révolution numérique et raconte comment elle a profondément modifié nos sociétés.
Dix ans après son portrait de « l’homo economicus », le président de l’École d’économie de Paris et directeur du département d’économie de l’Ecole normale supérieure (ENS) dresse le portrait de « l’homo numericus », un être submergé par les contradictions. et des frustrations, à la fois « libérales » et « anti-systémiques ». Il pointe surtout la rupture des rapports sociaux et la déshumanisation provoquée par la numérisation du monde.
L’avènement d’Internet promettait une ouverture sur le monde. Pourtant, dans votre essai, vous expliquez à quel point le numérique privilégie aujourd’hui « l’entre-soi » et conduit à une déshumanisation…
Quand le numérique est arrivé, on nous avait promis un nouveau Gutenberg. Nous avons parlé d’une nouvelle galaxie, d’une révolution, de quelque chose qui va changer la société, l’attitude envers la connaissance. Comme l’invention de l’imprimerie s’est finalement produite. Utiliser Wikipédia comme modèle et cette capacité à communiquer avec tout le monde pour créer une agora planétaire. Eh bien, ça ne s’est pas du tout passé comme ça. Quand nous allons en ligne aujourd’hui, ce n’est pas une conversation philosophique. C’est tout le contraire. Nous avons une vague de haine, de violence, de haine envers les autres. On attendait l’intelligence collective, mais aujourd’hui on est vraiment dans un monde de post-vérités, de complots, de fake news…
Comment en est-on arrivé là ? Quelles sont les « pathologies » de cette révolution numérique ?
Lorsque vous naviguez sur le Web, vous entrez dans la jungle. Pour être entendu – et être retweeté – il faut parler plus fort que les autres. Nous traitons vraiment de ce que les économistes appellent «l’économie de l’attention», une arène où vous devez parler plus fort que les autres pour résonner. Et cela conduit à la mise en scène de la haine, de la violence, de l’horreur… Il y a une culture qui nous pousse à aller de plus en plus loin dans l’indicible. Les réseaux sociaux ne sont pas la nouvelle agora, mais une machine à alimenter les divisions et les fractures.
Lorsque vous allez sur Internet, vous ne cherchez pas une information, mais une confirmation de ce que vous pensez déjà. J’ai une idée, je veux la prouver, et je chercherai tous les indices qui la soutiennent. Les psychologues appellent cela le « biais de confirmation ». C’est une façon d’approfondir ce que vous pensez déjà. Vous rejoignez un sous-groupe, le « ghetto numérique », qui est en fait uni par la haine de toutes les pensées opposées.
Vous expliquez que nous sommes passés en quelques années de l’homo economicus à l’homo numericus. Comment dresseriez-vous le portrait-robot de ce nouvel être que nous sommes devenus ?
La révolution numérique a envahi tous les domaines de notre quotidien (l’amour avec Tinder, le travail avec la vidéo, la politique avec Twitter…), en cela on peut vraiment parler d’une révolution anthropologique, pas seulement technologique. Dans ce monde, l’homo numericus a la particularité d’être anti-systémique : ceux qui s’expriment sur les réseaux sociaux détestent les élites, tous ceux qui sont au pouvoir. Paradoxalement, l’homo numericus est aussi libéral au sens thatcherien du terme. C’est aussi une créature surchargée de contradictions. Il veut tout contrôler, mais lui-même est irrationnel et impulsif, poussé à la dépendance par les mêmes algorithmes qui surveillent les moindres détails de son existence.
Le phénomène des « gilets jaunes » résume très bien tout cela. C’est un mouvement à la fois anti-systémique, protestant, contre le pouvoir, les élites… Et c’est aussi un mouvement social qui rappelle Mai 68, mais aussi très individualiste et libéral. Après tout, ils sont assez représentatifs de ce monde des réseaux sociaux, capables de se rassembler autour de ronds-points pour protester contre les injustices du monde, sans autre lieu d’exister.
Vous expliquez également que la digitalisation de nos vies a accéléré la désintégration de nos institutions…
La révolution numérique sape les modèles traditionnels de représentation et de dialogue. Internet a été un instrument de désintégration de l’espace social et d’organisation de la société. La numérisation a conduit à la désinstitutionnalisation du monde, c’est-à-dire à l’affaiblissement de toutes les institutions qui composent le corps social : entreprises, syndicats, sociétés savantes, médias, partis politiques… Nous sommes aujourd’hui dans une monde, ce qui explique aussi cette diffusion de fake news.
Avec la crise du Covid, le numérique a été d’une grande utilité, notamment pour continuer à travailler et avoir des interactions sociales. La digitalisation du monde n’a donc pas que des mauvais côtés…
Le capitalisme numérique a explosé pendant le shutdown. Il n’y avait pas besoin de se déplacer pour se rendre au travail, nous avions Zoom ; pour aller au cinéma c’était Netflix ; ou faire du shopping, il y a eu Amazon… Il y a eu une vraie accélération digitale durant cette période. Nous avons constaté que beaucoup de choses peuvent être faites à distance. La trace la plus profonde, je pense qu’elle est permanente, c’est le télétravail et la télémédecine. Cela peut paraître plaisant au premier abord… Mais le capitalisme numérique sert en réalité avant tout à éliminer les rencontres. Elle désactive les interactions humaines, c’est un véritable appauvrissement des relations interpersonnelles. Le risque est d’aller plus loin et de tarir la vie en société.
En quoi le numérique a-t-il été positif pour nos sociétés ?
Homo numericus est l’héritier de deux révolutions profondément opposées : la révolution néolibérale des années 1980, mais aussi celle de mai 1968. La contre-culture des années 1960, peuplée par le rejet de la verticalité de l’ancien monde, a directement nourri l’imaginaire des pionniers. de la révolution numérique dans les années 1970. Avec ce désir d’horizontalité vers une société où chacun peut s’exprimer… La révolution numérique a ainsi permis la liberté d’expression et l’existence de mouvements révolutionnaires, du Printemps arabe au #MeToo, en passant par Black Lives Question. On voit donc à quel point Internet peut aussi être un outil puissant pour se faire l’écho de la souffrance du monde, pour dénoncer les injustices, l’inaction climatique…
L’intelligence artificielle sera l’un des prochains grands enjeux de société. Est-ce un progrès ou un danger pour « la civilisation qui vient » ?
Maintenant, nous ne sommes qu’au début de quelque chose qui va radicalement changer le monde. Cette ascension géante de l’intelligence artificielle ne fait que commencer. Le monde façonné par l’intelligence artificielle est la capacité d’instruments de contrôle très précis pour chacun des huit milliards de personnes qui habitent la planète. Nous avons confié le sort de l’humanité, notre intelligence collective, à des machines surpuissantes que nous ne maîtrisons pas vraiment. C’est quelque chose de potentiellement révolutionnaire, fascinant et terrifiant à la fois. Il va vite falloir se poser la question de la régulation…