Publié le 5 octobre 2022 à 11h21 Mis à jour le 5 octobre 2022 à 12 h 06
Le 29 juillet, les organisateurs de la colombophilie de Narbonne ont fait une grosse erreur dans leur estimation. Alors que de violentes tempêtes ont été signalées dans le nord, ils ont tout de même décidé de relâcher quelque 26 149 oiseaux « en paniers » dans le cadre de la compétition. Le résultat a été un carnage : des milliers d’oiseaux, littéralement désorientés par le temps, se sont perdus ou sont morts.
Ce drame ornithologique a fait grand bruit en Belgique, car le royaume, berceau de la colombophilie au XVIIIe siècle, est encore aujourd’hui son pays de prédilection. Fin août, sur les quelque 10 000 pigeons belges enregistrés à Narbonne, un millier n’avaient pas trouvé leur colombier. Dommage pour les éleveurs concernés qui développent une relation affective forte avec leurs oiseaux. « J’en ai perdu deux que j’ai mis dans le panier », raconte Eddy Martinot, un enseignant vert de 50 ans originaire de Beauraing dans le sud de la Wallonie. C’est beaucoup de travail pour rien, ainsi qu’un bilan émotionnel. Ça me fait mal en ce moment de voir mes deux casiers vides. »
Pour les éleveurs les plus professionnels, c’était pour ainsi dire aussi une grande perte financière, puisqu’un pigeon « champion », qui se classe bien dans les concours les plus prestigieux, peut être vendu comme reproducteur pour plusieurs milliers d’euros. Avec l’arrivée d’acheteurs chinois et taïwanais sur le marché ces dernières années, les prix ont monté en flèche. En 2020, la femelle de 2 ans New Kim a été vendue pour 1,6 million d’euros à un milliardaire chinois, dépassant le record établi l’année précédente par le mâle Armando, qui était parti pour 1,2 sur la même plateforme d’enchères Pipa (Pigeon) million d’euros . paradis). Pour Gaston Van de Wouwer, l’heureux propriétaire de New Kim, ce jackpot avait le goût d’une dédicace à la retraite. Cette belle vente a confirmé l’excellence du cluster d’éleveurs de la région de Berlaar, au sud-est d’Anvers.
Stratagèmes un brin pervers
Dans ce village impeccablement aménagé, nous avons été accueillis par un autre éleveur de renom, Jelle Roziers, et avons (prudemment) levé le rideau sur le monde très fermé et très secret de la colombophilie belge. « J’ai eu mon premier loft quand j’avais 12 ans », dit-il, assis sur un canapé dans son jardin, vêtu d’un short et d’un t-shirt. « C’est une passion familiale, mon grand-père avait des pigeons, mon père, mes oncles. « Il vaut mieux être passionné car il y a beaucoup de limites. « Je me lève vers 4h45 l’été, un peu après 6h l’hiver. C’est dur de partir en vacances. Bien sûr, je peux demander à un autre éleveur de s’occuper de mes oiseaux, mais je fais confiance à très peu de gens. »
Les courses de pigeons permettent à Fleming, 39 ans, d’occuper un emploi à temps plein, qui gère également l’emploi du temps des quatre petits de la maison lorsque sa femme est au travail. Il faut veiller à ce que les pigeons soient bien nourris, « avec le bon ratio d’oméga-3, de vitamines, de minéraux ». Jelle Roziers travaille avec le nutritionniste Eddy Noel. Elle a eu le même vétérinaire pendant vingt ans. Le pigeonnier, au fond du jardin, est impeccablement entretenu. « La meilleure façon de motiver les pigeons voyageurs est de leur fournir un espace de vie où ils se sentent à l’aise et en sécurité, loin des prédateurs. »
Cependant, certains éleveurs recourent à des ruses, parfois un peu perverses, pour accélérer l’envol de leurs champions. Par exemple, en présentant un mâle concurrent à une femelle rivale pour lui faire savoir qu’il doit se dépêcher d’aller chercher sa chérie. Soit il se livre à des calculs savants, pour que les œufs de la femelle éclosent juste avant la course, pour que la jeune mère soit pressée d’aller chercher la couvée.
A la Pigeonneraie de Jelle Roziers, à Iteghem en Flandre, en septembre dernier.nick hannes pour Les Echos Week-End
Chaque seconde compte dans ces courses où les oiseaux peuvent voler à plus de 100 km/h. Si tous les participants partent du même endroit où ils ont été transportés dans des paniers par les « tapis roulants », il n’y a pas de ligne d’arrivée. Chaque animal rejoint son pigeonnier grâce à sa boussole innée. Grâce à un anneau électronique fixé à la jambe, le système de suivi enregistre l’heure exacte d’arrivée, puis l’ordinateur calcule la vitesse moyenne de chaque participant. Le gagnant n’est pas forcément le premier arrivé, mais le plus rapide. Les pigeons de la région de Berlaar volent généralement en escadrons, ce qui leur donne un avantage concurrentiel. Eddy Martinot se plaint également que le parcours dessert systématiquement les Wallons : « En 2022, seuls deux concours sur vingt organisés partaient du couloir rhodanien, ce qui théoriquement favorise les pigeons de l’est et du sud de la Belgique. Cette année les conditions météo sont restées très stables. (chaleur et vent d’est), ce qui augmentait encore l’avantage des colonies flamandes.
Irrémédiable déclin
Denis Sapin, président du comité national des sports de la Fédération Royale Belge Pigeonnière (FRCB), est toujours persuadé que les Jeux restent ouverts. « La beauté de ce sport, c’est qu’un pigeon solitaire d’un tout petit élevage des Ardennes peut très bien gagner une course prestigieuse », explique-t-il avec enthousiasme au siège de Halle devant une impressionnante fresque représentant un pigeon géant à l’œil scrutateur. Les éleveurs savent lire le potentiel dans les yeux des oiseaux – et y voir aussi des émotions. Didier Tison, porte-parole de la FRCB et éleveur lui-même, assure qu' »à chaque fois qu’on les voit au sommet de la compétition, on a les larmes aux yeux ».
A chaque fois qu’on les voit gagner une compétition, on a les larmes aux yeux.
Ces passionnés sont les héritiers d’une longue tradition remontant au XVIIIe siècle. « De nombreuses civilisations utilisaient des pigeons voyageurs, des Perses aux Romains, mais en Belgique, le sport colombophile s’est développé avec la révolution industrielle et la montée de la classe ouvrière », explique Françoise Lempereur, spécialiste du patrimoine culturel immatériel à l’Université de Liège, un ancien journaliste de radio publique tombé dans la colombophilie pour préparer l’émission. « Pour les travailleurs, c’était une escapade de loisirs qui ne coûtait pas trop cher et ne nécessitait pas trop d’infrastructures », résume-t-il.
A la fin des années cinquante, la Belgique comptait encore 200.000 éleveurs. Mais la vie moderne, la séduction des loisirs concurrents, la démocratisation des vacances, la multiplication des menaces sur les oiseaux (lignes électriques, prédateurs, réseaux de télécommunications) ont entraîné un déclin irréversible. Aujourd’hui encore, la FRCB revendique 20 000 membres, à 80 % flamands. « En Wallonie, on peut certainement incriminer la réglementation sophistiquée qui a compliqué la construction des pigeonniers », soupire Didier Tison.
Avec la mondialisation, les acteurs d’Asie et du Golfe persique se sont beaucoup intéressés aux pigeons « made in Belgium », un label tellement reconnu que des éleveurs hollandais s’installent en Belgique pour en profiter. Cela a conduit à une professionnalisation, à laquelle la plateforme Pipa a largement contribué en concluant des contrats d’exclusivité avec certains éleveurs.
Jelle Roziers, ici dans son loft, s’est associée en 2015 à un partenaire chinois pour s’ouvrir un marché prometteur.Nick Hannes pour Les Echos Week-End
En 2015, Jelle Roziers s’est associée à son partenaire chinois, « Green » Xiang, pour aider à ouvrir la porte de l’Empire du Milieu. La coopération porte clairement de nombreux fruits : la société Jelle Roziers (qui en est toujours propriétaire à 100 %) a réalisé un joli bénéfice en 2021. Un amoureux se fait tatouer des lettres chinoises sur l’avant-bras : « Voici mon nom et mon signe du zodiaque, Lion. Le jour de notre visite, son visage s’est illuminé lorsqu’il a reçu un message de Chine : ‘Bonne nouvelle, nouvelle vente.' » »
Compte tenu de l’importance de gagner des courses prestigieuses, il y a eu des scandales de dopage dans le passé. Comme dans le cyclisme, les tricheurs ont eu recours à des substances de plus en plus puissantes : « Stéroïdes, anabolisants, il y a maintenant des pages et des pages de produits interdits », explique Didier Tison. Jelle Roziers, qui remporte de nombreuses courses, a été contrôlée (on analyse les fientes d’oiseaux) trois années de suite, en 2017, 2018 et 2019. « Absolument propre », commente-t-elle.
La patience des convoyeurs
Chez certains colombophiles, on ressent la nostalgie d’une époque où le secteur était moins ancré dans l’exigence de performance, « où les concurrents se contentaient de corbeilles de fleurs, d’arcs, de coupes à exposer dans le spectacle », selon Françoise Lemperor. L’avenir du secteur est en question. « Ça prend une éternité, ça se professionnalise de plus en plus, on s’amuse de moins en moins. Les professionnels resteront entre eux », prédit Eddy Martinot, qui après trente ans de compétition pense parfois qu’il ne participerait plus. « Et depuis dix ans maintenant, à cause des éperviers, des faucons, des buses, quand je relâche mes oiseaux, je suis stressé, j’ai peur de les perdre. »
Au pigeonnier Jelle Roziers à Iteghem, en Flandre, en septembre dernier. Nick Hannes pour Les Echos Weekend
Il est convaincu que l’école joue un rôle fondamental dans la transmission de ce patrimoine belge. « On peut introduire la colombophilie dans toutes les matières, faire calculer la vitesse d’un pigeon aux élèves, leur faire étudier la géographie des directions, étudier le rôle des pigeons pendant les guerres mondiales », énumère-t-il. La FRCB mène des campagnes de sensibilisation dans les écoles. Mais même Jelle Roziers hésite visiblement à recommander à ses deux fils de reprendre le flambeau : « C’est trop de travail. » Pour Didier Tison, « l’avenir passera par des tandems, voire des associations de trois éleveurs » pour assouplir les restrictions.
Il regrette de ne plus entendre les messages sur la radio publique que l’association avait l’habitude de diffuser pour annoncer les conditions aux points de départ des courses. Quand la météo n’était pas en notre faveur, nous temporisions : « Les tapis roulants attendent. Cette merveilleuse expression a donné le titre à un livre de Françoise Lempereur et à un film de 1999 avec Benoît Poelvoorde. Le 29 juillet, les chaînes de montage devraient attendre.
Aux pigeons, la patrie reconnaissante
A Bruxelles, dans le quartier Sainte-Catherine, une statue en bronze des années 1930 rend hommage au rôle des pigeons pendant la Première Guerre mondiale. Ces oiseaux ont servi de messagers clés dans de nombreux conflits. Lors du siège de Paris par les Prussiens en 1870, ils furent précieux pour les Parisiens pour maintenir le contact avec le reste du pays (en miniaturisant les expéditions). Pendant la Première Guerre mondiale, tous les belligérants s’y sont réfugiés. Vaillant, le dernier oiseau dont disposait le commandant Raynal, assiégé au fort de Vaux lors de la bataille de Verdun, reçut une reconnaissance posthume. Les pigeons ont repris du service pendant la Seconde Guerre mondiale, par exemple en soutien à la résistance. Il aurait également été utilisé par Daech dans les années 2010 en Syrie.